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Voyage en Norvège – un pays tout en contraste – été 2023

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Les humains doivent s’adapter à la nature plutôt que la conquérir, la contempler plutôt que la maîtriser.

Le vitalisme est l’équilibre en toute chose. Si je prends, je donne en échange. Il existait dans l’ancienne Scandinavie un principe de compensation appelé bôt en vieux norrois (vehrgeld en allemand) : si je détruis, je dois réparer en retour. A telle infraction, telle compensation. Seulement, trouver l’équilibre au fil de sa vie est une gageure. Pour apprendre à mieux vivre, Edvard Munch (1863-1944) a accepté son destin mortel. Mais à quel prix !

Le Cri, Munch, 1893

Mon destin est un « poème de vie, d’amour et de mort ». Vie et mort sont un tout. Cette idée de raconter visuellement la condition humaine, les affres de l’existence, Munch la partageait avec Gustav Vigeland (1869-1943) qui figurait la mesure de la vie sous la forme d’une boucle continue, sorte d’Ouroboros représentant le cycle éternel. Mais, une fois acceptée la mort de sa mère Laura en 1868 et de sa sœur aimée Sophie en 1877 (toutes deux tuberculeuses), une fois éprouvé son mal-être, ses états d’âme d’amant transis, Munch devient un représentant majeur du vitalisme, courant idéologique et artistique spécifique aux pays nordiques. Les bienfaits de la nature sur le corps et l’esprit se traduisent alors chez le peintre norvégien par une soleil immense qui rayonne sur le monde des femmes, des hommes et des travailleurs[1]. Bien que voyageur et résidant dans plusieurs capitales de l’Europe continentale, cette recherche d’absolu de Munch se réalise sur le sol natal à la faveur de l’indépendance de la Norvège (1905). Finalement, la peinture de Munch débordera de vitalité.

La « Frise de la vie » de Munch retient le temps pour mieux l’empêcher de mourir. C’est là, sans doute, une définition possible de l’art. Peindre, sculpter, s’exprimer oralement à la manière des scaldes et, comme Snorri Sturluson (1179-1241), écrire l’Edda en prose (vers 1220-1225) pour consigner à jamais tout l’imaginaire scandinave nourrit des histoires des dieux et des sagas des hommes. Bref, faire circuler le savoir, des Pays germaniques à l’Islande, en créant quoi qu’il en coûte[2]. Une civilisation se forge dans l’échange et les rencontres avec d’autres cultures.

L’esprit de l’Edda est de mettre les hommes et les dieux face à un destin qui leur appartient d’assumer volontairement. Là est la valeur suprême de l’être. Retirés à Asgardur, leur palais, les dieux scandinaves se mirent à attendre leur fin, le Ragnarök, le Crépuscule-du-Destin-des-Puissances-Suprêmes – vision cataclysmique de la fin des temps. Car, si les dieux sont immortels, ils ne sont pas, pour autant, éternels. Et, sous les racines d’Yggdrasil se trouve la source du Destin près de laquelle vivent les Nornes qui modèlent le cours des existences des mortels et immortels, tout comme les Moires grecques et les Parques romaines tissent le destin des êtres. Le frêne gigantesque a une vitalité surprenante. Il incarne l’harmonie, l’unité du monde et du lien entre ces différentes composantes.

En Norvège, la vie, c’est la soleil tant attendue, si longtemps absente, mais généreuse à partir du moment où elle se montre (Midsommar, le Solstice d’été : 21-25 juin). Elle voyage en bateau-peigne, illumine et revigore un pays contrasté, dur pendant ses longues nuits d’hiver, éclairé pendant ces quelques jours d’été. C’est alors que, dans ce contexte singulier, Seul, tremblant d’angoisse, j’ai [Munch] senti le cri, vaste et infini, de la nature[3]. Ce questionnement profond, phénoménologique, de l’individu vis-à-vis d’un environnement ressenti comme sinistre, provoque inévitablement une Mélancolie[4], thème incontournable de la peinture norvégienne. « A quoi bon vivre si la fin est inéluctable et l’absolu hors d’atteinte ? » semble dire le mélancolique face à son destin et confronté à une existence vide de sens.

Que les Scandinaves soient les Vikings, on le comprendra aisément. Le phénomène est exceptionnel dans l’histoire qui conduit les Scandinaves en partance, les Vikings, jusqu’à Baghdâd, Jérusalem ou Alexandrie d’un côté, et l’Anse aux Meadows[5] situé à la pointe septentrionale de la péninsule nord de l’île canadienne de Terre-Neuve, dès le Xe siècle ! S’ils adoptent le christianisme, c’est essentiellement pour des raisons politiques et d’administration des premiers royaumes qui se mettaient en place[6]. Ces hommes du Nord assurent la transition culturelle et artistique entre l’art viking, dont le dernier style, d’une élégance rare, s’affiche sur les chambranles réemployés de l’église d’Urnes, et l’art chrétien. Le portail sculpté de la stavkirke[7] d’Hylestad (Historisk Museum d’Oslo) illustre la geste du héros Sigurdr [Siegfried] meurtrier du dragon Føvne [Fafnir], dont l’histoire épique et surtout les amours malheureuses nous sont contées à loisir dans l’Edda poétique, véritable creuset de légendes nordiques. A bon escient, les Norvégiens choisissent ce récit pour orner leurs églises en bois parce que le destin du héros, vainqueur du mal, est de mourir assassiné par Hagen, tel que le raconte la chanson des nains de Norvège, les Nibelungen [« Ceux du pays de la brume »]. Or, le dragon, bien que terrassé, est représenté sur la plupart de ces toits échelonnés couverts de bardeaux disposés en écaille des stavkirke de Norvège, tourné vers l’extérieur telle une figure apotropaïque. Si la fin est inéluctable, si le Ragnarök sonne le crépuscule des dieux, si l’Apocalypse est programmé, personne ne sait quand elle aura lieu. La vigilance est de mise.

Tapisserie de Baldishol .12e s. Oslo – Les Mois d’Avril et de Mai d’un calendrier dont il ne reste plus que la saison du Printemps

Ces hommes du Nord assurent encore le passage du roman au gothique à travers l’édification de portails ornés de tout un répertoire fait, entre autres, de bâtons brisés, de zigzags (portail nord de la cathédrale de Nidaros), de colonnes et de voussures torsadées, de pointes de diamant (portail sud de la Mariakirken de Bergen), mais surtout de voûtes sur croisées plein cintre qui se projettent dans les chapelles nord et sud du transept de la cathédrale de Nidaros, inspirées d’un modèle caennais[8].

La grande force du christianisme est de transcender par l’art, presque à son insu, ses propres croyances et dogmes. En témoigne, cette cathédrale de Nidaros (Trondheim), joyau de l’art gothique, dont la grande singularité reste l’octogone oriental bâti à l’emplacement de la première chapelle en bois qui renfermait le corps de saint Olav[9]. L’octogone est l’image de la rotonde de l’Anastasis du Saint-Sépulcre de Jérusalem, haut lieu du salut des hommes attirant d’innombrables pèlerins qui croient en un destin supérieur. Bien que reconstruite en partie (nef et Screen Wall en guise de façade occidentale), la cathédrale de Nidaros assume pleinement un gothique norvégien fortement marqué par des influences anglo-normandes, présentes dès 1125 à la cathédrale de Stavanger, des réminiscences de celle de Lund (sud de la Suède), particulièrement sensibles à la Mariakirken de Bergen, et de ce majestueux gothique anglais qu’on admire tant à la cathédrale de Lincoln, marquant de son empreinte la nef de l’église de Nidaros. Toutes ces tendances donnent un style propre à la Norvège.

Magie du croisement des civilisations, des cultures, à la faveur de départs puis de retours qui ont forgé l’unité culturelle norvégienne. Si bien que le XIIIe siècle, celui d’Haakon V († 1263), devient l’âge d’or de la Norvège. Ephémère époque cependant à laquelle succédait l’appropriation de la politique et de l’administration du pays par les Danois et les Suédois, tandis que la ligue hanséatique des Lübeckois contrôlait le commerce lucratif de Bergen, cité « allemande » longtemps restée la capitale de la Norvège. De l’Union de Kalmar (1397-1523) à la politique pro-luthérienne de Frédéric I (1523-1533) qui privera la Norvège de son Conseil d’Etat et la soumettra à des fonctionnaires danois (1536) ; puis, du traité de Kiel (1814) qui entérine la cession de la Norvège à la Suède, en passant par l’avènement de son prince héritier, le Français Bernadotte (couronné en 1818 sous le nom de Charles XIV) qui reconnaissait la Constitution d’Eidsvoll (l’union de la Norvège et de la Suède), jusqu’à l’indépendance enfin prononcée en 1905 par le Storting norvégien… bref ! l’histoire de la Norvège est d’abord celle que ces puissances étrangères ont voulu. L’année suivante mourrait le grand auteur norvégien Henrik Ibsen (1828-1906) qui, à travers son œuvre, démêlait dans l’individu comme dans la société le fabriqué de l’authentique, s’élevait durement contre « le mensonge vital », ce mélange d’apathie, de conformisme et de bonne conscience dont souffrent Peer Gynt[10] et Stensgaard[11].

Il n’y a point d’assujettissement si parfait que celui qui garde l’apparence de la liberté ; on captive ainsi la volonté même.

Rousseau, J.-J., Émile ou De l’éducation, 1762

Aujourd’hui, les Norvégiens se prétendent écologistes tout en multipliant les centrales hydroélectriques à l’impact environnemental désolant, la pisciculture au risque de répandre l’anémie infectieuse du saumon d’élevage dans les mers du Nord et de Norvège, exploitant sans scrupules les hydrocarbures qui leurs permettent de se lancer sur les routes de leur pays en camping-cars. Enrichis par ses secteurs économiques qui comptent parmi les plus destructeurs de la planète, les Norvégiens, dont le niveau de vie est un des plus élevés au monde, s’éloignent de leurs racines, participant de concert à l’accélération de l’inévitable épuisement de l’arbre sacré, le frêne Yggdrasil, garant de la vie, l’axis mundi. Oubliant la grande leçon de Munch (la « Frise de la vie » : un cycle de vie, d’amour et de mort) qui s’ancre elle-même dans la littérature des Edda et autres Sagas, leurs valeurs fondamentales s’effondrent. Car la question brûlante d’actualité n’est pas celle du destin d’un individu, ni même d’un pays qui se crée une image vertueuse, mais celle, désormais, du destin du vivant auquel appartiennent tous les humains.

A cette question, l’enrichissement matériel n’apporte aucune réponse.

Vue de Bergen. Parmi les immeubles, se détache un énorme paquebot crachant ses fumées, d’une contenance de 4000 passagers.

[…] la civilisation, prise dans son ensemble, peut être décrite comme un mécanisme prodigieusement complexe où nous serions tentés de voir la chance qu’a notre univers de survivre, si sa fonction n’était de fabriquer ce que les physiciens appellent entropie, c’est-à-dire de l’inertie.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, 1955

Le dragon de nos imaginaires est une personnification de l’Entropie.

Olivier Oberson, Trondheim, 4 juillet 2023

[1] Salle des fêtes de l’université d’Oslo (1909-1916) ; Frise Freia (Freyja) du réfectoire des ouvrières de l’usine de chocolat (1921-1923)

[2] Snorri est exécuté dans la cave de sa demeure islandaise par le roi norvégien Haakon Hákonarson

[3] Le Cri, Munch, 1893, Oslo, Musée national

[4] Melankoli, Munch, 1894-96, Bergen, Kode Kunstmuseer

[5] Straumfjörð en Islandais ; Straumfjǫrð en Vieux norrois

[6] Autonomie de l’Eglise de Norvège lorsqu’est créé l’archevêché de Nidaros, actuellement Trondheim, en 1152

[7] Eglise en bois debout (ou de bout)

[8] Saint-Étienne et la Trinité, églises respectives de Guillaume le Conquérant – vainqueur d’Harald III à la bataille d’Hasting (1066) – et de son épouse Mathilde

[9] Olav II Haraldsson dit le saint, mort à la bataille de Stikelstad près de Trondheim, en 1030

[10] Pièce d’Ibsen jouée pour la première fois au Christiania Theatre d’Oslo le 24 février 1876 sur une musique d’Edvard Grieg (1843-1907)

[11] « La Ligue de la jeunesse » est la pièce comique d’Henrik Ibsen qui raconte l’histoire de Stensgaard, un politicien charismatique en herbe, qui forme le parti « Ligue de la jeunesse » et tente de se faire élire. Le personnage se rapporte à l’écrivain Bjornstjerne Bjornson (1832-1910), contemporain d’Ibsen et chef de l’opposition politique. Louée pour ses dialogues pleins d’esprit et son humour cynique, « La Ligue des jeunes » était l’une des pièces les plus populaires d’Ibsen au XIXe siècle.

Découverte des trésors artistiques de la Norvège

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