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Voyage en Étrurie – 23 juin-4 juillet 2022

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Le redoublement du labyrinthe est la solution du problème. Porsenna, roi légendaire de Chiusi, le savait qui fait construire un labyrinthe à la base de son tombeau monumental, dont Pline nous dit que « sans fil conducteur, personne ne peut en trouver l’issue ».

Inspiré par l’air toscan qui porte en lui le mystère de la civilisation étrusque, Antonio da Sangallo le Jeune (1484-1546) creuse un puits profond pour le pape Clément VII réfugié à Orvieto au moment du sac de la ville par les Impériaux (1527). Ce trou de saint Patrice, véritable purgatoire pour ceux qui y tombaient, est un cylindre qu’enveloppent deux rampes hélicoïdales qui ne se rencontrent jamais, une pour entrer, l’autre pour sortir. Ce faisant, le grand architecte de la Renaissance réduit à néant le dédale.

Mais il pose un autre problème, vertigineux, profondément symbolique. Descendre au fond d’un puits est une catabase. Ulysse le savait bien qui pratique aux enfers une nekuia, invoquant l’esprit de Tirésias de façon à poursuivre le chemin labyrinthique qui le ramènera à Ithaque, auprès de Pénélope, mère de Télémaque. Le problème est donc la remontée, l’anabase. Eloigné de sa femme, le héros doit traverser de terribles épreuves pour la retrouver.

Pour gagner une épouse, le jeune homme accomplit des exploits, tel Bellérophon qui terrasse la chimère dont l’image la plus saisissante est donnée par le bronze étrusque d’Arezzo du musée archéologique de Florence.

L’esprit s’élève un peu mais son ascension est semée d’embuches. Ce sont des énigmes qui rythment notre route sur laquelle se dressent des sphinx comme celui qui se tient droit au musée de Chiusi, figé pour toujours dans la pietra fetida. Coïncidence ou pas, alors que tous les chemins mènent à Rome, nous voilà revenus au point de départ, dans la ville du roi Porsenna. Piège de Dédale. Nous nous sommes perdus. Il faut reprendre.

Car la question de l’entrée et de la sortie se double maintenant d’un premier rapport : celui de l’intérieur et de l’extérieur, du contenant et du contenu. Le vrai problème est celui du passage : passer de haut en bas puis de bas en haut, du monde des vivants à celui des morts afin d’espérer une ressortie hors de l’Averne, ou de l’Hadès, ou de l’Enfer, tel Héraclès enchaînant le chien cerbère, ou le Christ victorieux de la mort, ou Dionysos dont la catabase lui permet de ravir à Hadès, sa mère, Sémélé. Etonnante divinité que celle du vin et de la folie, si soucieuse de sa mère et dont la vie fascinait les Etrusques. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ces derniers donnaient aux femmes un statut élevé au sein de leur société, jusqu’à les voir partager le banquet au même titre que les hommes. Tanaquil, la faiseuse de roi, l’épouse de Tarquin l’Ancien, alias Lucumon, était leur emblème.

Dans le champ funéraire, Dionysos est le plus présent : sur le cratère François du musée archéologique de Florence, façonné par Ergotimos et merveilleusement peint par Clitias autour de 570 avant notre ère, le vin délit les chaînes forgées par Héphaïstos qui tenait sa propre mère, Héra, prisonnière sur un siège, habile fabrication du forgeron divin. Bacchos et ses compagnons entraînent le symposion, l’alimentent de la boisson enivrante, si bien que, pris par la force du dieu, les banqueteurs se projettent dans un ailleurs, un au-delà où ils jouiraient d’une félicité éternelle. Dionysos opère ainsi une sortie hors de la vie. Dans la mort, le dieu deux fois né nous introduit dans une vie sans fin. Jeu troublant de l’entrée et de la sortie, labyrinthe dont on tient peut-être le fil.

Mais le vrai dieu du passage est celui dont la discipline porte le nom : l’hermétisme. Les étrusques l’appellent Culsans ; les Romains l’adopteront sous le nom de Janus et le représenteront à deux visages, l’un qui se tourne vers le passé et l’autre vers le futur. Voilà que l’entrée et la sortie se double d’un autre rapport, celui du devant et du derrière, de l’hier et de demain, de l’avant et de l’après. La disciplina etrusca consistait justement à comprendre la volonté des dieux en interprétant les signes et les prodiges (ostenta), la foudre (art fulgural), le vol des oiseaux (auspices), à pratiquer une hiéroscopie à des fins divinatoires. Connaître son destin de façon à franchir sereinement la porte du pays des morts flanquée de ses démons, Vanth et Charun.

L’espace et le temps se croisent dans la tombe qu’Alessandro François (1796-1857) exhumait à Vulci. Tout y est très relatif. Vel Saties, son propriétaire au troisième quart du IVe siècle avant notre ère, évoque un temps lointain, celui de ses ancêtres, les frères Vibenna partis à Rome secourir Mastarna, prisonnier des Romains après la mort en 578 de Tarquin l’ancien. Vel Saties se présente en héritier de la tradition des grands chefs de guerre qui portent sur le trône de Rome celui qui prépare l’avènement de la République, Servius Tullius, alias Mastarna. Habillé de sa toga picta, Vel Saties entre confiant dans le pays de ses ancêtres qu’il rejoint en consultant pour l’ultime fois les auspices. Il sort de la vie présente, quittant d’un dernier regard ses proches et, comme Janus, il scrute le passé interrogeant ses ancêtres afin de vivre avec eux un temps éternel. Tout cela est dit dans l’espace d’une tombe parvenue jusqu’à nous après 2400 ans. Nous-mêmes, visiteurs, pénétrons à l’intérieur de sa dernière maison en empruntant une rampe qui nous conduit dans ce monde souterrain à la rencontre de Vel Saties. Puis, après avoir raconté son histoire, autre manière de lui rendre hommage, nous prenons congé et ressortons au grand jour. Le bas et le haut, l’avant et l’après se croisent à la faveur de notre cheminement qui n’en reste pas moins labyrinthique.

Parcourir la nécropole de la Banditaccia à Cerveteri est une singulière expérience. Le temps y est suspendu. La pérégrination entre les tumuli de toutes tailles qui dessinent des circuits circulaires, fascine. Les circonvolutions et autres sinuosités serpentines égarent l’imprudent voyageur dépourvu de plan. Il prend un escalier, descend un niveau plus bas, entre dans une tombe, en ressort pour pénétrer dans un autre caveau et finit par se perdre dans un dédale d’outre-tombe. Seule la lumière oraculaire d’Apollon peut secourir l’égaré. Au soleil couchant tu te fieras ; au soleil levant tu renaîtras.

Et nous voilà enfin à Rome en quête des origines, sur le Palatin, à découvrir ses premières habitations dont les urnes villanoviennes donnent une image frappante. Là, dès les origines, on honorait Mater Matuta, la déesse du matin ou de l’aurore. Sa fête était célébrée le 11 juin, le jour des Matralia. A ce culte étaient admises les femmes mariées une seule fois, et dont le mari était encore vivant. Les femmes esclaves en étaient sévèrement exclues. Le temple de Mater Matuta se dressait sur le Forum Boarium, à côté du Port de Rome, et la légende voulait que la déesse ne fût autre que Ino-Leucothée (Eileithyia), venue aborder à Rome (ou, d’après d’autres traditions, à Pyrgi, grand port étrusque de la côte tyrrhénienne, où il y aurait eu son temple) après son suicide et sa transformation en déesse marine. Ovide raconte qu’à son arrivée, Mater Matuta avait rencontré des Bacchantes célébrant les rites dionysiaques dans le bois sacré de Stimula (identifiée à Sémélé). Mais, à l’instigation de Junon (Héra était l’ennemie d’Ino, qui avait servi de nourrice à Dionysos enfant), les Bacchantes s’étaient jetées sur elle et avaient tenté de lui faire violence. Alerté par ses cris, Hercule, qui se trouvait précisément au voisinage, était accouru et l’avait délivrée[1]. Puis il l’avait confiée à Carmenta, la mère d’Evandre, et celle-ci lui annonça qu’elle recevrait un culte à Rome, ainsi que son fils, qui serait honoré sous le nom de Portunus (divinité romaine qui semble, à l’origine, avoir été un dieu des « passages » et qui, à l’époque historique, est considéré comme un dieu marin, veillant sur les ports. Son temple était bien sûr situé sur le Forum Boarium).[2]

La destinée de Rome sera d’être chrétienne. Pilier du christianisme, axe religieux, colonne du monde, grâce à une Mère restée vierge. La colonne est le pilier de l’Eglise, c’est pourquoi l’on rencontre parfois des lions stylophores, tels ceux qui gardent les portails des églises de Tuscania. La colonne est l’axis mundi en haut de laquelle se manifeste le Cosmocrator, Celui qui ordonne l’univers. C’est pourquoi l’ordre architectural est important. L’axis mundi est aussi un arbre planté au centre du monde et préservé par des animaux, tels les griffons que l’on voit parfois sur les tombeaux étrusques. L’arbre est à son tour généalogique qui conduit des entrailles de Jessé au Christ né de Marie, comme l’illustre un bas-relief médiéval de la façade ouvragée d’Orvieto.

Le décor de l’Annonciation de Fra Angelico (v. 1400-1455) est planté. Ajoutons le jardin duquel Adam et Ève sont chassés, mis dans la perspective de la loggia occupée par Gabriel et Marie séparés par une colonne et qui y paraissent démesurés. La disproportion, tout comme le trône de la Vierge qui suit une autre perspective, rend ses personnages hors de tout. C’est que l’Enfant annoncé est censé effacer la faute commise. Ici aussi le temps et l’espace s’entrecroisent : temps originel du péché, temps intermédiaire du rédempteur et temps futur de l’eschatologie, véritable révélation. Apocalypse. Espace présent et rationnel traçant une impeccable perspective et espace décalé du divin, du non humain. Là encore, il y a un avant et un après, un ici-bas et un là-bas, un bas et un haut marqué par le clipeus de Dieu, un devant et un derrière.

Mais, la chambre du fond, derrière, évoque plutôt un intérieur qui s’articule avec un extérieur, un dedans et un dehors, un contenant et un contenu. C’est poser le mystère du corps de Marie, Mère de Dieu, qui contient Dieu, contenant du monde. L’archange dit : « le Saint-Esprit viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre ». Cette phrase est tournée vers l’extérieur et se déroule de gauche à droite. Marie répond : Ecce ancilla Domini, « Je suis la servante du Seigneur ». Puis, on lit après la colonne le mot verbum. La colonne occulte donc fiat mihi secundum, « qu’il me soit fait selon Ta parole » (verbum). Le verbe est exprimé par la colonne elle-même, d’où l’ellipse. Le Verbe est Dieu ; la colonne en est donc l’incarnation. Seulement, ce qui sort de la bouche de Marie, son propre verbe, n’est lisible que de l’intérieur, que du dedans du tableau, de la chambre contenue dans l’univers du tableau. Singulière coïncidence ! Le grand peintre florentin écrit comme les Etrusques, de droite à gauche et en retournant les lettres de l’alphabet. Le hasard (qui n’existe pas pour les Etrusques chez qui tout est prédestiné) a voulu que le troisième texte étrusque par sa longueur, la Tabula Cortonensis, et le chef-d’œuvre du quattrocento se retrouvent dans la même ville de Cortone.

Tabula cortonensis, bronze, 2e siècle av. n. è., musée de Cortone

Cette chambre vide, cet intérieur, ce dedans est le ventre de Marie où Dieu à naître contient et voit déjà la totalité de notre monde, souillé par le péché originel. Cette chambre vide est à l’image des tombes de la nécropole de la Banditaccia, un sépulcre qui attend son hôte. Car l’Enfant devra mourir pour effacer la faute. Beato Angelico fixe sur sa toile un temps relatif, des origines de l’humanité à son salut. Car, de cette chambre, sortira Dieu fait homme, et de la tombe l’homme victorieux de la mort, ressuscité, Dieu « rené » (in aeternum renatus : « rené dans l’éternité »).

Vertigineux dédale, labyrinthe de lettres, espace multiples, points de vue renversés, perspectives insolites, temps diffus du voyage…

olivier oberson, le 4 juillet 2022

[1] Lorsque Hercule revient de son expédition dans l’Occident méditerranéen, ramenant les bœufs dérobés à Géryon qu’il laissait paître en liberté à l’emplacement du futur Forum Boarium de la future Rome, il débarrasse le lieu d’un brigand nommé Cacus, fils de Vulcain, qui vivait dans une grotte de l’Aventin. Compagnon du satyre Marsyas, ce dernier l’envoyait en ambassade auprès du roi étrusque Tarchon…

[2] Pierre GRIMAL, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, PUF, Paris 1986 (8e éd.), articles : « Mater Matuta » et « Portunus ».

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