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Association pour la Connaissance de la Culture Historique Littéraire & Artistique


L'association

Qu’est-ce qu’un mythe ?

Georges Dumézil nous dit :

« Les mythes ne se laissent pas comprendre si on les coupe de la vie des hommes qui les racontent. Bien qu’appelés tôt ou tard à une carrière littéraire propre, ils ne sont pas des inventions dramatiques ou lyriques gratuites, sans rapport avec l’organisation sociale ou politique, avec le rituel, la loi ou la coutume ; leur rôle est au contraire de justifier tout cela, d’exprimer en images les grandes idées qui organisent et soutiennent tout cela. »

(Mythe et épopée, t. 1, Paris, 1968, p. 10)

Partons d’une définition : le mythe est un récit des origines.

Récit des origines, le mythe a une fonction d’instauration selon Mircea Eliade. Dès lors, le mythe n’a pas de place dans l’Histoire. En effet, comment pourrait-on placer l’origine de l’univers ou celle de l’homme dans l’Histoire, étant entendu que l’origine des choses est antérieure – si l’on veut – au départ des choses, à ce qui vient juste de commencer (le début pouvant être, quant à lui, daté, historicisé[1]) ? C’est pourquoi, Paul Ricœur dit : « L’événement fondateur appartient à un temps avant l’histoire »[2].

Partant de là, ce récit des origines, quel qu’il soit, est très profondément inscrit en chacun de nous. Sans même nous en rendre compte, notre imaginaire, nos choix, nos actes, se réfèrent inconsciemment et constamment à ce modèle du mythe des origines. Aussi, y a-t-il un lien profond entre le temps présent, notre Histoire, nos prévisions de l’avenir, voire nos prédictions, et le temps mythique des origines. Essayons de voir comment.

Le rituel, qui se pratique dans le temps présent, assure le lien avec les origines mythiques : le rite réactive le mythe. Bien sûr, aujourd’hui, dans nos sociétés laïcisées, le rituel n’implique plus la communauté toute entière qui prend ses distances vis-à-vis des cultes religieux, au profit d’autres formes liées à la consommation, par exemple. D’où l’importance de traiter du folklore et, à travers lui, des pratiques populaires et des contes, sans cesse repris dans l’industrie cinématographique par Walt Disney, entre autres. Or, les contes sont comme une survivance ou une dérive des rites et des mythes anciens, si bien qu’ils se chargent, au même titre que le carnaval, d’une forte émotion. Celle-ci se ressent à travers la tragédie – grecque notamment – et donc le théâtre qui, par sa mise en scène, est ritualisé. Il en est ainsi du ta’zieh, seul art dramatique du monde islamique, « commémoration du deuil » de l’imam Husayn, martyr suprême des chiites, qui se joue dans le tekyeh, le 10 du mois de muharram (l’Ashurâ). Ce drame rappelle, par ailleurs, la mort tragique de Siâvosh et les passions de Jésus et de Mani. L’émotion du public est si forte au moment de la mort de l’imam Husayn, tué par le bourreau Shemr, l’acolyte du calife omeyyade Yazid, que certains spectateurs jettent des pierres sur les acteurs qui incarnent avec trop de réalisme les séides de Yazid, ou les bastonnent carrément. A l’inverse, dans les années 1820, dans l’immense tekyeh de Téhéran détruit en 1947, un comédien jouant le rôle du bourreau avait réellement décapité l’acteur jouant Husayn, emporté qu’il était par la passion.

Or, cet affect, cette disposition affective élémentaire (définition de l’affect – dont l’antonyme est l’intellect) nous est indispensable. On ne peut pas vivre sans passion. C’est-à-dire qu’on a besoin de revivre, d’une manière ou d’une autre, l’émotion qu’induit le récit de nos origines, de notre naissance, de notre éveil à la vie ou à la foi.

A ce titre, les monothéismes sont très révélateurs. Le judaïsme, le christianisme et l’islam s’inscrivent dans un temps linéaire qui, à la différence de la plupart des polythéismes, pose un début et une fin. Cependant entre le début et la fin, des événements tels le déluge ou l’Exode, conduisent à des re-commencements qui sont toujours des retours aux origines. A cet égard, l’eschatologie, en particulier dans le christianisme, est une économie de la fin des temps mais qui nous ramènera au Paradis, donc aux origines. On ne parvient pas à se défaire de ce besoin d’un retour au commencement des choses, besoin qui est plus proche d’une pulsion, tant il s’inscrit dans notre inconscient.

On mesure de cette façon le poids du mythe, sa gravité. Quand on déroule un mythe on ne fait pas que réciter une histoire. Ce poids du mythe donne une force considérable au prophète, sa prédiction étant toujours d’une extrême gravité. Alors que le prophète annonce l’apocalypse (dans le sens d’une révélation qui n’est pas forcément une catastrophe), alors qu’il annonce la rupture avec le fil de l’histoire et notre présent, il prédit ou promet autre chose. Cependant, cet autre chose se révèle toujours être, finalement, la même chose : comprenez qu’un mythe d’origine est « un mythe de toute fondation à venir » instaurant le nouvel âge, le nouvel homme. On se projette ainsi dans le futur en s’appuyant sur le modèle exemplaire du mythe. Pour le dire plus simplement « tous les commencements sont des re-commencements »[3]. Les mythes de la fin sont des mythes de restauration : ce qui a été instauré au début sera restauré à la fin. Ainsi, la promesse d’autre chose prononcée par le prophète sera invalidée par la revenue du même, souvent à l’insu du prophète.

Ainsi en est-il des prophètes de la fin du monde, ceux qui prédisent l’imminence de la catastrophe écologique. Comme dans les peurs millénaristes (à la différence près qu’il faut prendre très au sérieux l’annonce du bouleversement climatique), on peut enrayer la fin en adoptant un comportement exemplaire, vertueux en quelque sorte… et dieu remettra à plus tard le jour du jugement. Donc tout recommencera.

On voit bien le problème : l’homme ne parvient pas à admettre la fin qui soit une fin définitive, un « rien » pour lui-même et pour l’univers. L’homme n’accepte pas sa mort tout comme il espère en sa renaissance. L’homme croit revivre dans l’au-delà et, malgré la sommation impérieuse du prophète, à la fin, on croit que tout recommencera. On a ici le socle sur lequel repose toute religion. Les religions répondent au besoin fondamental qu’a l’homme de se projeter au-delà de sa propre fin. Le « rien » est un non-sens qu’on ne peut pas se représenter (car le rien n’est pas le vide qui lui est quelque-chose qu’on peut représenter). Mieux, si on admet le « rien », on admet que la vie elle-même est un non-sens. Il faudrait, pour prendre au sérieux la fin du monde, sortir du mythe, procéder à une démythologisation. Mais le mythe, qui joue sur l’affect, est trop profondément inscrit dans la partie la plus reptilienne du cerveau : le striatum, cette zone qui produit la dopamine et qui, de nos jours, enfle considérablement. Vérifions-le !

Dans le même temps, « le désenchantement du monde conduit à une idolâtrie de la science et de la technologie »[4]. L’Unesco se substitue alors au prophète et annonce : « Les sciences, la technologie et l’innovation ont la capacité de changer la donne pour relever pratiquement tous les défis mondiaux les plus urgents »[5]… formule adoptée par l’Assemblée nationale française en 2017. Outre cela, dans ce climat actuel de fin de monde on notera que les transhumanistes surenchérissent sur le futur, prédisant, entre autres, l’immortalité pour la race humaine (Curing Death « Guérir de la mort » : objectif de Calico – California Life C° – l’entreprise sœur de Google). C’est là, l’expression même de l’hubris à propos de laquelle les anciens nous mettaient en garde. D’après Nick Bostrom – fondateur de la WTA, la World Transhumanist Association, devenue depuis 2008 Humanity + et Singularity University, en Californie –, il pourrait devenir possible de mettre en œuvre une « ingénierie du paradis »[6], l’homme qui vivra mille ans est déjà parmi nous ![7]

En d’autres termes, les transhumanistes nous annoncent la revenue du Paradis où l’on vivra éternellement, preuve de la force incroyable du mythe des origines.

On idolâtre donc la technoscience qui donne l’espoir du Salut, c’est-à-dire de l’immortalité.

L’époque a changé, les dieux anciens sont partis mais ont été remplacés par de nouveaux. Ce qui ne change pas ce sont nos structures mentales, ces schémas qui nous donnent l’espoir d’un renouveau, d’une renaissance, d’un re-commencement, d’un salut.

[1] En date de 2019, les meilleures mesures suggèrent que les événements initiaux – le big-bang – remontent à entre 13,7 et 13,8 milliards d’années. Ces événements ne nous disent rien sur l’origine  – le pourquoi – du big-bang, donc de l’univers.

[2] A lire : Paul Ricœur, « Mythe » in Dictionnaire de la philosophie, Encyclopædia Universalis et Albin Michel, Paris, 2000.

[3] Paul Ricœur, « Mythe » in Dictionnaire de la philosophie, Encyclopædia Universalis et Albin Michel, Paris, 2000, p. 1193.

[4] Olivier Rey, Leurre et malheur du transhumanisme, Desclée de Brouwer, 2018, p. 69

[5] Rapport « L’avenir de la consultation scientifique pour les Nations », septembre 2016, p. 11

[6] What is transhumanism ?

[7] On notera de nouveau l’échéance millénariste !

A propos des mythes cosmogoniques : COSMOGONIE

Présentation audio du programme de l’année :


Éros-Phanès, Relief, IIIe s. Modène, Galleria Estense

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