Acchla

Association pour la Connaissance de la Culture Historique Littéraire & Artistique


L'association

Les trésors de l’art roman en Aragon et en Navarre

Du lundi 08 septembre 2025 au dimanche 14 septembre 2025

  • Organisateur : ACCHLA
L’art roman en Aragon et en Navarre[1]

Le degré de romanisation, notable dans les cités antiques de Pampaleo (Pampelune) et de Caesaraugusta (Saragosse), justifie les tendances antiquisantes, voire classiques, de la sculpture romane d’Aragon et de Navarre. Quant à la présence musulmane dans le bassin moyen de l’Ebre, s’étalant sur trois à quatre cents ans, elle laissera des traces profondes dans la culture espagnole. Il faut imaginer les Latins entrant à Sarakusta (Saragosse) en 1118, y découvrant un extraordinaire patrimoine monumental islamique. La mezquita mayor est aussitôt affectée au culte chrétien et devient, ici comme à Tudela, la cathédrale, transformée par la suite. En dehors des remparts de Saragosse, l’Aljafería, palais édifié au temps des taifas, pendant le règne de Abū Dja`far al-Muqtadir (1046-1081), offre des salles pavées de marbre qui s’ouvrent sur un grand patio par un jeu déroutant d’entrecroisement d’arcs outrepassés, dans le seul souci d’ajourer le mur à la manière cordouane. De même, le beau mihrab de l’oratoire octogonal s’élevant sur deux niveaux suit le modèle cordouan, tandis que le tracé des arcades qui le flanque innove en proposant un dessin complexe de lobes et d’angles droits, en alternance. Alphonse 1er le Batailleur remettra ce palais aux bénédictins de Carcassonne, puis la cour d’Aragon l’habitera aux 14e et 15e siècles.

Ne négligeons pas l’art mozarabe illustré par la petite chapelle à deux nefs du monastère de San Juan de la Peña, consacré en 842. Dès le 9e siècle, la christianisation s’intensifie grâce aux effort d’Euloge de Cordoue qui écrit à Wilesinde, évêque de Pampelune, pour qu’il favorise la vie monastique. De plus, lorsque Sanche 1er le Grand (Rex Hispanorum regum) est invité à Saint-Jean d’Angély en 1014 à l’occasion de l’ostension du chef de saint Jean-Baptiste, il ne manque pas d’entrer en contact avec l’abbé de Cluny.

Ajoutons que Sanche Ramirez épousera la fille du comte de Toulouse en 1086, tissant avec lui des liens étroits. De là, un phénomène de repeuplement de l’Aragon et de la Navarre à partir du comté de Toulouse et même de Conques, voire au-delà. Des villes nouvelles voient le jour (Sangüesa au début du 12e siècle, par la volonté d’Alphonse 1er le Batailleur qui accorde à la ville un fuero en 1122), tandis que des barrios se développent, notamment à Pampelune.

Au fil de la Reconquista, San Juan de la Peña devient le panthéon des rois d’Aragon. Celui des souverains de Navarre se trouve au monastère San Salvador de Leyre. Huesca, grande ville épiscopale depuis sa reconquête en 1096 (au détriment de Jaca dont l’évêché relevait d’Auch jusqu’à la prise de Huesca), devient ville royale au 12e et 13e siècles[2].

La sculpture à la fin du 11e siècle – début 12e siècle

Sur le cours du rio Aragón, au débouché du Somport emprunté par les pèlerins de la via tolosana, la cathédrale de Jaca bénéficie du travail d’un maître qui emprunte à l’Antiquité. Il est le contemporain de Bernard Gilduin, grand sculpteur de Saint-Sernin de Toulouse et auteur, entre autres, de la table d’autel consacrée en 1096 par Urbain II. Sur les chapiteaux de la cathédrale se profilent les fameux « pitons de Jaca », déjà présents à Compostelle. L’iconographie très élaborée semble citer le Pasteur d’Hermas sur un chapiteau du portail occidental évoquant la « tour », Corps du Christ (l’Eglise), bâtie avec des pierres irréprochables, symboles de « ceux qui ont marché dans la voie droite du Seigneur ». Le Maître de Jaca influence à son tour l’atelier présent au château-monastère de Loarre œuvrant, entre autres, sur le portail qui donne accès à la chapelle. Une frise à grandes figures le coiffe relevant d’un schéma très romain, dont le modèle circulait sur le Camino Francés. San Martín de Uncastillo, Santa María d’Iguacel et l’église haute de San Juan de la Peña (consacrée en 1094 en présence d’Amat d’Oloron, archevêque de Bordeaux) se situent dans la continuité de Jaca.

En Navarre, le monastère de San Salvador de Leyre entretient, dès l’époque carolingienne, une relation étroite avec le duché de Gascogne. Il est touché par la réforme de Benoît d’Aniane, puis de Cluny. Favorisé par les rois de Navarre, l’abbé restera évêque de Pampelune jusqu’à la réforme grégorienne. L’importance du lieu s’explique par la conservation des reliques de saint Virila et des martyres Nunilo et Alodia, les deux saintes de Huesca, dont les restes avaient été placés dans un coffret d’ivoire mauresque daté de 1005 (Musée de Navarre). L’église du monastère présente un style roman précoce du 11e siècle, aussi bien en architecture qu’en sculpture. La porta speciosa qui s’ouvre sur la façade occidentale voit la participation d’Esteban « maître de l’œuvre de Saint-Jacques » et résidant à Pampelune (1101).

La sculpture du second quart du 12e siècle (à partir des années 1120)

Sur un plan politique, cette période connaît un repli des forces chrétiennes face aux musulmans, si bien qu’Alphonse VII n’est plus en mesure de payer le cens versé par ses ancêtres à Cluny. Cependant, deux sculpteurs aragonais venus de Jaca travaillent aux portails de San Pedro el Viejo à Huesca et sur le sarcophage de Doña Sancha, aujourd’hui jalousement conservé par les bénédictines de Jaca qui ne le dévoile pas. Ces œuvres, mais plus particulièrement la dernière, montrent des drapés traités à l’Antique, typique des années 1120-1125, en référence à Sainte-Marie d’Oloron.

La cité d’Uncastillo a été donnée au vicomte de Béarn, Gaston IV, après 1118. On ne s’étonnera pas qu’un artiste ayant travaillé à Oloron soit l’auteur des sculptures de Santa María de Uncastillo, avant 1150. La référence à Moissac se révèle ici par un jeu de drapé de type languedocien. Les voussures du portail sud développent des thèmes qui tendent à prévenir du danger des dissipations de ce monde à travers le thème des musiciens, danseuses et autres acrobates, ou de l’abus des biens matériels. Rien, ni même les activités quotidiennes et le travail – qui ne sont pas condamnés – ne doit détourner de la recherche du Salut.

Quant aux chapiteaux du cloître de la cathédrale de Pampelune, exécutés après 1137 (Musée de Navarre), ils nous renvoient autant à Souillac, Beaulieu (un art languedocien marqué par l’Antiquité) qu’à Oloron.

Les premiers artistes qui renouvellent la sculpture en Espagne après 1160

Il s’agit d’un phénomène de grande ampleur qui s’explique par les progrès de la reconquête, menée, entre autres, par Alphonse VIII de Castille. Favorisant églises et monastères, ce dernier demandera un concours financier aux évêques et chapitres. Santo Domingo de Silos, la Camara Santa d’Oviedo (voir l’article sur les Asturies) illustrent remarquablement cette période. Maître Mathieu, qui œuvre au Porche de la Gloire à Saint-Jacques de Compostelle, et des artistes venus de Bourgogne et d’Île-de-France apportent de nouvelles formules architecturales et sculpturales. On relèvera en particulier la sculpture de Leodegarius qui transmet à l’Aragon et à la Haute-Navarre les statues-colonnes qui se dressaient déjà en Bourgogne (tombeau de Saint-Lazare d’Autun). Vraisemblablement bourguignon, Leodegarius a vu au cours de son périple le portail royal de Chartres, juste achevé, avant de se rendre en Espagne.

Leodegarius travaille à Santa María la Real à Sangüesa (Navarre), où s’implantent les chevaliers de Saint-Jean, ordre très puissant dans les années 1160-1170. Le chevet de l’église sera, quant à lui, érigé par le Maître de Santa María de Uncastillo (après 1150). Le flanc sud de l’église de Sangüesa a été traité comme une façade avec son programme sculpté, dont un apostolado complet donné au Maître de la Peña. Les Apôtres et le Christ se profilent au-dessus d’un portail réalisé, quant à lui, par Leodegarius entre 1165 et 1170. Il y développe une iconographie romane d’une rare subtilité où les figures sculptées sont habillées d’un drapé à l’Antique. La présence d’un « JUDAS MERCATOR » pendu à côté de la statue-colonne de saint Paul, permet de développer une réflexion, toute paulinienne, sur la Passion et la Résurrection. Paul écrit à Timothée : « la racine de tous les maux est l’amour de l’argent » (1 tm 6 10). Se dressant à côté de Paul, Pierre se place en dépositaire et garant de la Nouvelle Loi, au même titre que Paul, tandis que, face à ce dernier, la figure de « MARIA MATER XPI » (accompagnée de l’inscription « LEODEGARIUS ME FECIT ») représente le « seuil du paradis, [la] porte du Fils de Dieu ».

Un peu avant 1170, le grand sculpteur se rend à San Martín de Uncastillo où il laisse dans l’abside de l’église un apostolado, très lacunaire malheureusement. On donne à Leodegarius trois des statues-colonnes restantes : Thomas, Pierre et son voisin.

Dans l’abside de San Martín de Uncastillo toujours, on notera le chapiteau de la Nativité où le sculpteur crée un effet surprenant avec le drap qui, descendant du lit de l’Enfant, enveloppe la Vierge allongée, véritable flot qui semble évoquer Marie « aqueduc de la Grâce divine », dira saint Bernard. Sur le chapiteau de la Résurrection, se distingue le motif de l’oiseau dans la cage comme pour rappeler, dans la continuité de l’iconographie paléochrétienne et romaine du 12e siècle (peut-être transmise par Saint-Trophime d’Arles ou Notre-Dame-des-Doms en Avignon et aussi Saint-Gilles du Gard), que le corps est la cage de l’âme, libérée par le don de l’Esprit.

A la charnière des 12e-13e siècle

La cité de Tudela (Navarre) est fortement marquée par la présence d’ateliers actifs à ce moment-là. Bien que refaite au 18e siècle, San Nicolas, l’église des bénédictins de la ville, conserve un portail sur le flanc sud de l’église qui montre une influence nette de Compostelle et de la statuaire de Maître Mathieu. Là, s’affiche une Trinité de type « Paternitas » entourée du tétramorphe.

Outre Santa Magdalena de Tudela, le cloître de la collégiale Santa María la Blanca de cette même ville révèle la maîtrise de ces ateliers à travers de splendides chapiteaux.

Maître Mathieu avait influencé l’artiste qui a travaillé dans l’abside de la cathédrale de Saragosse. Lui-même a joué un rôle dans la formation du Maître de San Juan de la Peña, dont le témoin majeur de son art se découvre à travers les chapiteaux du cloître du Monastère-Vieux réalisés vers 1200.

En ce début du 13e siècle, San Jaime d’Agüero et Santa María Biota (province de Saragosse) montrent l’influence du Maître de la Peña, sinon sa présence, tandis que San Gil de Luna fait davantage référence au cloître de La Daurade (Toulouse). On y retiendra l’étonnant chapiteau de la Résurrection où les soldats endormis sont rangés comme des sardines, et les mérites de saint Gilles et de sainte Quitterie, qui, à travers leurs martyrs, viennent en complément de l’action salvatrice du Christ (une source jaillit à l’endroit de la décollation de Quitterie).

L’extrême fin de la sculpture romane

Les années 1220-1230 trahissent un tarissement de la sculpture romane. Si les chapiteaux du cloître de la collégiale Santa María de Alquézar relèvent encore de l’influence du Maître de la Peña (on y retrouve une des caractéristiques stylistiques de ce dernier : les fameux « yeux d’insecte » pour reprendre l’expression de Marcel Durliat), l’implantation des Cisterciens apporte de nouvelles formules architecturales, telles que la voûte sur croisée d’ogives au monastère de La Oliva consacré en 1198. Dans les absidioles nord de l’église, le décor sculpté, relativisant considérablement l’austérité de l’ordre, offre de merveilleux chapiteaux à caractère végétal.

Enfin, Sainte-Marie de Mimizan, prieuré relevant de Saint-Sever (Landes de Gascogne), montre encore l’emprise exercée par Maître Mathieu sur un sculpteur du début du 13e siècle. L’apostolado qui s’épanouit au-dessus du portail prouve que l’artiste arrive de Compostelle avec le modèle du Porche de la Gloire. Sur le tympan de l’Adoration des Mages, l’Agneau portant la croix fait référence au retour du Christ, comme le suggère ce passage de l’Apocalypse :

La ville peut se passer de l’éclat du soleil et de la lune car la gloire de Dieu l’a illuminée et l’Agneau lui tient lieu de flambeau. Les nations marcheront à sa lumière et les rois de la terre viendront lui porter leurs trésors (Ap. 21 23-24).

Olivier Oberson, Pampelune, le 14 septembre 2025

[1] Ce compte-rendu de voyage s’appuie sur le travail de Monsieur Jacques LACOSTE, mon directeur de recherche à l’Université de Bordeaux III, qui nous a quitté le 12 septembre 2024. Je me permets de citer des passages de son ouvrage, Les maîtres de la sculpture romane dans l’Espagne du pèlerinage à Compostelle, éditions du Sud-Ouest, 2006.

[2] A lire aussi de René CROZET, « L’art roman en Navarre et Aragon. Conditions historiques », in Cahiers de civilisation médiévale, 5e année (n°17), janvier-mars 1962, pp. 35-61.

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