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Folie et génie créateur : question posée par Aristote. Par le Pr. Jacques Battin

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Folie et génie créateur : question posée par Aristote.1

  • On ne peut être poète sans quelque folie.

 Blaise Cendrars

  •  « C’est un besoin impérieux de créer, une douce folie »

Georges Dorignac, peintre, 1912.

De l’atrabile ou mélancolie d’Aristote au spleen romantique et à la contemporaine dépression.

Il y a vingt-cinq siècles, l’encyclopédique penseur grec qu’était Aristote posait le premier la question du lien entre génie et mélancolie. Il était adepte de la théorie des humeurs d’Hippocrate, selon laquelle le déséquilibre humoral était cause de maladies. Le colérique correspondait au sanguin, le flegmatique au lymphatique et le bilieux ou anxieux à la bile jaune. Pour faire le compte, en référence aux quatre éléments, les Anciens ajoutaient la chimérique atrabile, pour l’atrabilaire, la bile noire signifiant étymologiquement mélancolie (melas-cholé). Il en persiste des expressions dans le langage courant : « se faire de la bile, du mauvais sang un sang d’encre ».Hippocrate, dans ses Aphorismes, prétendait « Quand la crainte et l’abattement durent longtemps, un tel état a quelque chose à voir avec la bile noire. »

Pour Aristote, la mélancolie oscille entre une inhibition massive et l’excitation la plus débridée, soit une variabilité de l’humeur, que nous appelons cyclothymie. Il ne cite la bile noire que deux fois et la mélancolie douze fois2, laquelle est assimilée à une faculté imaginative non maîtrisée par la rationalité, ce qui rapproche cet état de la folie. Il demande dans le Problème XXX « Pourquoi tous les hommes qui sont devenus exceptionnels (génies=périttoi) en philosophie, politique, en poésie ou dans les arts, apparaissent comme étant des mélancoliques ; certains au point même d’être saisis par des maladies en rapport avec une bile noire.. ? » D’après Aristote, il faut distinguer les « tempéraments mélancoliques » des maladies du même nom, les tempéraments prédisposant aux maladies. Et le philosophe naturaliste de citer des grands noms de son temps, parmi les héros Héraclès, Ajax, Bellérophon, et parmi les philosophes Empédocle, Platon, Socrate.

Plutarque (46-125) dresse le portrait moral, plutôt que les faits héroïques des hommes illustres. Le proverbe latin : « Nullum est magnum ingenium sine  mixtura dementiae » signifiait qu’il n’y a pas de grand esprit sans un grain de folie.

A la Renaissance, l-humaniste florentin Marsile Ficin (1433-1499) écrivait : «  Parmi les lettrés, ceux-là surtout, sont oppressés par la bile noire, qui s’appliquent avec zèle à l’étude de la philosophie, détachant leur pensée du corps et des choses corporelles pour s’unir aux intemporelles. » Giorgio Vasari (1511-1574), peintre lui-même et premier historien de l’art, dans  Les vies des meilleurs peintres, fait le même constat à propos des multiples génies illustrant cette période. La mélancolie devient un des grands thèmes de l’iconographie, inaugurée dans la Renaissance germanique par la gravure Melancolia I d’Albrecht Dürer.

Pascal dans ses pensées dit de l’ennui que « rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passion, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, le chagrin, le désespoir. » Montesquieu s’est insurgé contre « cette pensée affligeante qui met en nous-mêmes un principe de mélancolie et semble faire des chagrins et de la tristesse une maladie habituelle de l’homme. » Montesquieu est un adepte du bonheur, comme Montaigne qui conseillait de « savoir jouir heureusement de nôtre être. »

Diderot, à son tour dans l’Encyclopédie, estime que si la postérité est mieux placée que les contemporains pour reconnaître le génie malmené de son vivant, « le génie et la folie se touchent de bien près. Ceux que le ciel a assignés en bien ou en mal sont sujets plus ou moins à ces symptômes, ils les ont plus ou moins fréquents, plus ou moins violents. On les enferme et on les enchaîne ou alors on leur élève des statues. »

À l’époque du Romantisme, la mélancolie devient spleen, comme si son siège était dans la rate ! Chateaubriand résumera ainsi le spleen : « Sans avoir usé de rien, on est abusé de tout. Les passions sans objet se consument d’elles-mêmes dans un cœur solitaire. » Kierkegaard note dans son Journal, le 20 juillet 1839 : « Ce qu’à peu près nous distinguons par spleen, ce que les mystiques connaissent sous le nom de moments de torpeur, le Moyen Âge les a connus sous le nom d’acédie3. Aujourd’hui, la dépression est devenue un mal endémique, car le mal de vivre est de toutes les époques4. Les mutations de l’acédie en mélancolie, spleen, mal de vivre ou en la contemporaine dépression ont fait l’objet d’une remarquable exposition organisée par Jean Clair au Grand Palais en 20055.

Quelle est donc l’étrange relation entre ces deux états de la conscience  que relie Aristote?  Avant d’aller plus loin, essayons de les définir pour ensuite en dégager les liens.

Définir la folie.

La folie a suscité un vocabulaire d’une grande richesse. Xavier Pommereau  a recensé plus d’un millier de mots qualifiant la déraison6. Cette abondante panoplie lexicale comprend des emprunts à la psychiatrie, à usage injurieux, tels pychopathe, parano, confus, hystérique, pervers, à côté de ceux populaires et pittoresques, comme abracadabrant, ahuri, bancal, barjo, branque et branquignol, chibré, borné, cinglé,cinoque, déboussolé, déjanté, dingo, fada, gaga, hurluberlu, maboule, marteau, piqué/mordu par la tarentule, schnoque, siphonné, toqué, zinzin et ce lexique inépuisable,  ironique ou grotesque,  s’est enrichi récemment de perché. Perdre sa lucidité c’est aussi péter les plombs, avoir un pet au casque, avoir la berlue, la caboche ébréchée, une case de vide, une tête de linotte, une araignée au plafond, ou la tête en l’air, être ailleurs, biscornu, chamboulé, illuminé, fou à lier qui évoque la camisole de force, perdre ou s’emmêler les pédales, agité du bocal, terme employé par Céline pour désigner Sartre

Cette abondance traduirait-elle une attraction répulsive pour ce mal redouté qui retranche, aliène, qui étymologiquement signifie autre. C‘est pourquoi les aliénés, rendus étrangers par leur étrangeté, en risquant de troubler l’ordre public, ont été longtemps relégués dans des asiles. Avec les lépreux et autres indésirables, les fous ont participé au grand renfermement du Moyen Âge au XIXème siècle, auquel le philosophe Michel Foucault a consacré un de ses premiers livres7, démarche qui demande à être complétée par celle de l’historien de la psychiatrie Claude Quétel.8 « Sans doute, écrit Emmanuel Vigneron dans  son livre L’hôpital et le territoire, l’hôpital médiéval situé comme à Bordeaux ou Paris, à proximité  de l’église cathédrale avait-il une fonction d’accueil, mais cet accueil visait surtout à retrancher du dehors des problèmes que l’on ne savait pas traiter qu’en les refoulant du dedans. Il ne faut pas se tromper, à Paris, à Bordeaux ou ailleurs, malgré sa situation au cœur de la ville, l’hôpital n’est pas un lieu de passage, mais un lieu de relégation, d’abandon et de renfermement. La Salpêtrière a été édifiée par lettres patentes de Louis XIV pour y reléguer les prostituées. À l’Antiquaille de Lyon étaient amenés par les chasse-coquins mendiants, gueux et insensés  risquant de troubler l’ordre public. Aux innombrables léproseries dépendant des lazaristes, quand la lèpre disparut, succédèrent les asiles pour les fous. Et cet enfermement des fous dans les asiles  dura jusqu’à Philippe Pinel et Esquirol au XIXème siècle, à Bicêtre d’abord, puis à la Salpêtrière. Ils détachèrent les aliénés de leurs « fers », selon l’imagerie conventionnelle, en les considérant comme des malades mentaux.

La grande fresque de Charles Muller, élève d’Antoine Gros qui orne la salle des bustes à l’académie nationale de médecine consacre cet évènement vrai ou faux, mais qui a valeur d’acte fondateur de la psychiatrie. Daté de 1849, ce tableau montre Pinel, tel un nouveau Messie, demandant le bras tendu, de détacher les menottes d’un malheureux vieillard décharné. A sa droite, le jeune Esquirol, au premier rang des disciples, le carnet en main, écoute les enseignements de son maître, pendant que la cour de Bicêtre grouille d’une multitude d’insensés. En 1895, Pinel est médecin-chef à la Salpêtrière, où il a sa statue ; Il y accomplit les mêmes réformes en prônant un traitement moral fondé sur la compréhension et la bonté envers le malade, sans exclure la fermeté. Il entreprend la classification des maladies mentales limitée à quatre états : la mélancolie, la manie, la démence et l’idiotie. Il remarque aussi la relation entre les désordres mentaux et l’historicité, puisqu’il faisait des évènements de la Révolution un des facteurs favorisant l’aliénation, comme on en a connu après les guerres de libération post-coloniales et dans le syndrome de Stockholm. Son élève Esquirol ajoute à la nosographie les dépressions et les délires. Ainsi les aliénistes vont devenir des psychiatres. On prête ce trait ironique à Esquirol : « Expliquez-moi comment l’homme raisonne, je vous dirai comment il déraisonne. »

A Bordeaux, le directeur de l’Ecole de médecine, l’interniste Elie Gintrac (Bordeaux1791-1877) fut neuro-psychiatre avant l’heure, ayant obtenu en 1843 un prix de l’académie royale de médecine pour son mémoire : « De l’influence de l’hérédité sur la production de la surexcitation nerveuse, des maladies qui en résultent et des moyens de les guérir. » Il deviendra membre de l’académie et fera transformer l’Ecole en Faculté.

Élève de Gintrac à Bordeaux et interne de Charcot à Paris, quand il sera doyen, Albert Pitres (1848-1928) attribuera une chaire de psychiatrie à la Faculté de Bordeaux en 1913 à Emmanuel Régis(1855-1918), une des toutes premières en France, assortie d’un service hospitalier à l’hôpital Saint-André, à côté des autres services médico-chirurgicaux, car ce pionnier des neurosciences voulait montrer que les altérations de la raison peuvent dépendre de causes traumatiques, infectieuses et toxiques à l’instar des autres pathologies d’organes9.

  • 9 -Jacques Battin. «  Le doyen Albert Pitres et Emmanuel Régis à l’origine des neurosciences à Bordeaux » in Médecins et malades célèbres, préface de Yves Pouliquen de l’académie française, 2ème édition augmentée, Ed.Glyphe, Paris, 2012,213-228.

Aujourd’hui, la psychiatrie a largement bénéficié des progrès des neurosciences  en neuro-imagerie, anatomo-pathologie, chimie des neuro-médiateurs, neuro-génétique et psycho-pharmacologie. Sans vouloir négliger le rôle de la démarche psychanalytique dans l’archéologie du vécu, il est bon de rappeler que Freud lui-même se disait persuadé que les processus dits alors d’origine psychologique, trouveraient un jour une explication biologique. La psychiatrie est désormais très engagée dans cette voie de recherche.

Définir le génie.

Si le qualificatif de génial employé à tout propos est banalisé, le génie est complexe à définir. Plusieurs composantes en caractérisent la nature:

-la fulgurante précocité, dont sont emblématiques Mozart, l’adolescent Rimbaud et ses Illuminations, qui écrit : « Comme je descendais des fleuves impassibles » ; halluciné Rimbaud, impigeable et qui le reconnaît lui-même : « Que comprendre à ma parole ? Il faut qu’elle fuie et vole ! » Schuman, Franz Liszt ont été des prodiges, Roberto Benzi tout gamin dirigeait un grand orchestre. Picasso, démiurge du XXème siècle, à qui son père abandonna ses pinceaux, car il ne pouvait rien lui apprendre qu’il ne sût déjà, ce dont témoignent ses premières œuvres données au musée Picasso de Barcelone.

-L’exigence dans la création est telle qu’à propos de Degas, Paul Valéry remarque « qu’il refusait la facilité, comme il refusait tout ce qui n’était point l’unique objet de ses pensées. Il ne savait souhaiter que de s’approuver, c’est-à-dire de contenter le plus difficile, le plus dur et incorruptible des juges….ainsi demeura-t-il intact et invariable, uniquement soumis à l’idée absolue qu’il avait de son art. Il ne voulait point d’autre chose que ce qu’il trouvait de plus ardu à obtenir de soi-même.  10

– C’est à la richesse de son monde intérieur et à l’endurance au travail forgées souvent en réaction aux traumatismes psychologiques de la petite enfance. que se reconnaît le génie : « Pas de génie sans patience » reconnait Musset. « Génie ! Ô longue impatience » écrit Paul Valéry dans Charmes.

Que d’images affleurent alors !… De Michel-Ange juché en l’air pour peindre les 1100 m2 du plafond de la Sixtine ; Victor Hugo, chaque jour à sa table de travail, même en exil ; Balzac buvant force café pour tenir le rythme de la Comédie humaine; Flaubert aux ratures de ses manuscrits prouvant qu’il passait des heures à ciseler une phrase en bon artisan de la langue ; Gauguin sacrifiant métier, épouse et enfants, pour chercher le sauvage qui sommeillait en lui, d’abord en Bretagne, puis aux Marquises.

  • 10-Paul Valéry. Degas danse dessin, idées,nrf, Gallimard, 1937, p.12.

Picasso, encore lui, le démiurge envahi par son art protéiforme au point d’en sacrifier sa famille ; Ravel écrivant le sublime adagio de son concerto en sol, en ayant sous les yeux le quintette pour clarinette de Mozart, et avouant avoir manqué d’en crever. » Le génie, disait Thomas Edison, c’est « un pour cent d’inspiration et quatre-vingt-dix-neuf pour cent de transpiration »

Un acteur peut-il être génial en redonnant vie aux créations littéraires ? Je le crois en ayant vu jouer des grands, comme Louis Jouvet. Quant à Fabrice Lucchini, il offre l’exemple du solitaire mélancolique réfugié dans la lecture, qui rumine l’alchimie du verbe des grands textes, de La Fontaine, Rimbaud, Flaubert et Céline, et qui se mute en hypomane dès qu’il arrive sur un plateau de télé ou de théâtre où il exhibe ses richesses intérieures de façon époustouflante. « Le théâtre a été un miracle, écrit-il. Je souffrais de cette anxiété très grande qui faisait que je prenais trop de place, que j’étais égocentré et incroyablement narcissique. Je souffrais déjà existentiellement et je souffrais de ne pas être reconnu. Ça ne devait pas être tolérable et ce métier m’a permis de dire : « Je ne suis pas fou, je ne suis donc pas fou, si je suis un homme qui essaye de maîtriser un geste. »11

A ces magiciens des mots, j’aimerais ajouter Raymond Devos (Moustron 1922-Saint Rémy-les-Chevreuse 2006) qui nous a fascinés par sa jonglerie verbale où il mêlait poésie, drôlerie à l’absurdité des scènes du quotidien. Il nous laisse ses textes et sa maison-musée.

Personnellement, j’ai eu la chance de découvrir, juste après la réussite de l’Internat et pendant une année quasi-sabbatique à la post-cure sanatoriale de Sceaux, un authentique artiste, Jean-Marie Martin (Concarneau 1922- 2012). Orphelin d’un père marin, il s’était formé à l’Ecole des Beaux-Arts de Rennes, puis à celle de Paris, ainsi qu’au centre d’art sacré du père Couturier. Car, il faut apprendre le métier avant de trouver sa propre voie.

A l’âge de dix-neuf ans il écrivait qu’il «  lui arrivait de se laisser aller à une gaîté bruyante à laquelle succédait une morne tristesse irritable. Je me crois en passe de faire plus tard quelque chose de grand. Avec un esprit propre à dramatiser les choses, nul ne sait où cela peut mener. En résumé, je suis d’un caractère complexe et bizarre, si bien que moi-même  je ne peux bien définir ce qui déroute les gens avec qui je suis en relation. » 12

Ayant noué d’emblée une amitié durable, il m’initia à la peinture en allant peindre à ses côtés sur le motif, à Fontainebleau, en vallée de Chevreuse, en Bretagne et à l’île de Sein. Son imaginaire inépuisable, il l’avait enrichi des légendes arthuriennes et de la quête du Graal dans sa Cornouaille natale, qu’il enrichit à la lumière provençale par la séduction des eaux du Verdon, près duquel il résidait en raison de son asthme. A mi-chemin entre l’art brut et le fantastique, il était animé d’une rage créatrice dès l’aube et sa pureté d’âme le secouait parfois de colères véhémentes contre la bêtise et la méchanceté. Il créa un monde personnel, marque de tout artiste qui, d’emblée, se fait identifier par son style, la « touche » de son pinceau. Sa sensibilité visuelle, il savait la transcrire aussi par l’écriture, comme en témoigne la description, datée du 11 décembre 1941, d’un lever de soleil hivernal dans sa ville natale de Concarneau13. « Tout l’horizon est vaporeux avec ses bleus pâles et ses roses. Il me fait penser à une délicate peinture japonaise sur de la soie. La mer et le ciel se fondent l’un dans l’autre et, dans les lointains, j’ai l’impression d’un plus grand ciel où le Cabellou serait un nuage gris. Le soleil levant émerge de ce nuage, allume un instant ses contours, puis monte, gros disque de laque rouge créant autour de lui une zone satin rose. Le reflet de l’astre sur les flots est une traîne pourpre qui a des scintillements d’écaille. La mer d’un bleu fluide très léger enfle par intervalles et une vague, ligne bleu sombre, court à la grève où elle expire. Une volée de goélands gris se prête au caprice de la lame. Ça et là l’astre fait flamboyer une surface lisse, les vitres d’une maison, la pente d’un toit. Il revêt de  roses le granit des quais, il accroche des lambeaux de pourpre sur les varechs tous mouillés sur les roches noires. Partout il disperse sa lumière au gré de sa fantaisie. Tout est calme, la mer apaisée roule en sourdine. Pas un souffle de vent, mais l’air est vif. L’astre monte toujours. Le féerique incendie palpite encore un instant, puis s’éteint dans un horizon gris où traînent les brumes. Un soleil de métal pâle luit. »

Mon amitié avec Michel Suffran écrivain-médecin, bien connu à Bordeaux et dont l’art s’est exprimé de multiples façons, m’a convaincu que ce ne sont pas les évènements biographiques les plus importants pour éclairer l’œuvre, qu’elle soit littéraire, musicale ou picturale. Ce ne sont que des repères. C’est par l’œuvre elle-même que l’on accède à l’âme du créateur.

Si le génie se soumet à une discipline exigeante pour réaliser l’œuvre dont il se sait porteur, il est par nature un insoumis, sinon même un rebelle à l’ordre établi. François Mauriac en est un bon exemple, lui qui osa braver les conventions familiales pour aller vivre de sa plume à Paris. Il n’hésita pas à se ranger derrière le général de Gaulle, autre insoumis génial, tandis que son frère Pierre restait fidèle au vainqueur de Verdun : « Nous avons escaladé la même montagne, mais chacun par une face différente » l’ai-je entendu dire lors de son quatre vingtième anniversaire fêté à Bordeaux. Mauriac journaliste fut un pamphlétaire engagé dans la défense des opprimés. Le don de l’écriture ayant touché les quatre frères Mauriac, puis les descendants, cela amène à constater que le génie concerne souvent des constellations familiales. Les musiciens de la famille Bach, les mathématiciens Bernouilli, les multiples familles de peintres de la Renaissance italienne à Venise, les Bellini et les Vivarini, sans qu’on puisse distinguer la part de l’inné et de l’acquis. Avant d’être à l’origine de l’eugénisme, sir Francis Galton a écrit en 1865 un ouvrage sur l’hérédité du génie qui peut encore être lu avec profit14.

Nombreux sont les êtres créatifs par une disposition d’esprit et de caractère, mais rares sont les véritables créateurs aptes à créer un monde nouveau, en art ou en science, aptes à ce « décollage » pour reprendre l’expression proustienne (Pléiade, I, 555). Comment devient-on créateur ? Par compensation masculine de ne pouvoir donner la vie comme la femme, d’où viendrait que les créateurs sont plus nombreux que les créatrices?

Le livre dirigé par Didier Anzieu La psychanalyse du génie créateur15 pourrait-il nous éclairer ? L’auteur prend l’exemple du décollage freudien. Freud, préparé par l’anatomie comparée et son passage chez Charcot à la Salpêtrière, en plus l’expérience acquise auprès de ses patients, est obligé pour une alerte de santé de cesser de fumer. Il était si addictif au tabac (au moins vingt cigares par jour), que ce manque est vécu comme sa propre mort. Mélancolique,  puis il renoue avec le tabac pour stimuler son intellect.  Identifié à Goethe, il part comme son modèle en Italie, où il accomplit sa métamorphose. Il découvre par son autoanalyse la portée du rêve, le refoulement des désirs, comme mécanisme de défense et la libido source d’énergie sublimée en force créatrice. Un an après en 1896 survient la mort de son père Jacob et ce deuil le fait avancer dans son autoanalyse en revisitant ses souvenirs enfouis dans le subconscient. Il découvre la rivalité au père qu’il définit complexe d’Œdipe, le rôle de l’inconscient, d’où surgissent des monstres quand la rationalité s’estompe. Le psychisme, d’après Freud comprend les strates du moi conscient, le surmoi des valeurs morales et l’inconscient qui enfouit dans le ça souvenirs et désirs. « Selon les types de génies, écrit Anzieu, ou selon les moments féconds, créer pour les uns, consiste à tuer symboliquement un mort et, pour d’autres, à tuer symboliquement des vivants. » Après la découverte de soi, viendra  la soixantaine, pendant la meurtrière Grande Guerre, où Freud découvre la coexistence des pulsions de vie et de mort. Il est alors atteint d’un cancer incurable avec lequel il vivra quinze ans dans une ultime période créatrice. Ce  dont Pascal et Proust furent privés, alors que Haendel composa en 24 jours le Messie, et Pasteur mit au point le vaccin antirabique, tous deux à un âge avancé et après un accident vasculaire cérébral.

Dans le même ouvrage, le psychanalyste américain Matthew Besdine y consacre un chapitre intitulé « Complexe de Jocaste, maternage et génie » 16-, où il analyse les motifs plastiques et psychologiques de l’homosexualité si fréquente chez les artistes de la Renaissance, dont Michel-Ange au premier chef, ainsi que chez les dramaturges élisabéthains, Shakespeare et Marlowe. Il identifie un surinvestissement du maternage jocastien du fils par une mère esseulée, donnant à ce dernier l’assurance de la réussite. Mais le refoulement de l’inceste, entraîne une inhibition de l’altérité et un transfert sur une muse masculine (cf Sonnets et madrigaux de Michel-Ange pour Tomasso Cavalieri, son seul amour et ceux de Shakespeare non moins explicites). Ceci assorti d’un complexe d’Hercule, dont les travaux ont une valeur déculpabilisante, le prix du rachat d’une faute16.Ce serait la raison du travail acharné de nombreux créateurs.

-Les créateurs  sont des insoumis. La littérature en connaît à foison, des Sade, Kafka et Jean Genêt, Christine Angot qui ont eu le courage de prendre des chemins inavouables dans la liberté d’expression. L’écrivain authentique est dans l’insoumission, la transgression des principes admis par la société. Il sait qu’il est coupable, mais jouit de cette marque élective, au risque d’être rejeté et même « maudit » selon l’ancien vocable. Provoquer le scandale chez les bien-pensants vaut de reconnaître à l’art d’influencer les mœurs. Les procès faits en 1857 à Gustave Flaubert pour Madame Bovary et Charles Baudelaire pour Les Fleurs du mal sont bien connus. Le premier fut acquitté grâce à la brillante plaidoirie de son avocat qui déclara que si « la description des personnages était due au talent de l’auteur, la morale en était exécrable. »Quant aux passages censurés des Fleurs du mal, ils ne furent restitués qu’en 1949. L’écrivain irlandais Oscar Wilde connut un procès retentissant suivi de deux ans de travaux forcés en raison de son homosexualité ; il finit sa vie ruiné à Paris à 46 ans en 1900. En 1923, le premier roman Le diable au corps du jeune prodige des lettres Raymond Radiguet (1903-1923) fit scandale, non pas tant parce qu’il dépeignait la relation sexuelle d’un adolescent de quinze ans (l’auteur) avec une femme plus âgée, mais surtout parce que le fiancé de celle-ci venait de partir au front. L’écriture entrant en résistance contre la soumission offre des exemples dont celui d’Etienne La Boëtie écrivant à la fleur de l’âge son Discours sur la servitude volontaire qui avait tant frappé son ami Montaigne, par cet appel à résister aux tyrans. Si nombre d’écrivains sont des insoumis, cette posture ne menace guère leur confort de bourgeois pépère. A l’encontre, il en est d’autres qui prennent de vrais risques, comme actuellement Asli Erdogan qui ose résister au pouvoir turc. Véritable icône, elle a été mise en prison, torturée, libérée, et menacée sans cesse, elle continue à faire entendre sa voix, car le pire est de se résoudre au silence.

Choquant parce que novateur fut aussi le peintre autrichien Egon Schiele (1890-1918), qui fit carrément de la prison. Emporté par la grippe dite espagnole qui fit plus de morts que la Grande Guerre, en 1918, quelques jours après son épouse. Il était âgé de vingt-huit ans. Cet autre prodige, « écorché narcissique 17», viré de l’Ecole des Beaux-Arts de Vienne à quinze ans, quand son père après avoir dilapidé ses biens se suicidait, a laissé une œuvre associant l’érotisme à la mort dans un expressionisme violent. Si Lucian Freud, le petit-fils de Sigmund, s’est peint nu, vieux, palette en main et chaussé de godasses, Egon Schiele  a osé se peindre en pleine érection. Proche au début de la Sécession viennoise et de Gustav Klimt de trente ans son aîné, il fit plus de mille dessins érotiques torturant plastiquement ses multiples modèles. Sa vie est un motif intéressant les cinéastes. Après deux films pour la TV, le dernier en date de l’autrichien Dieter Berner passe actuellement en salle. Il montre ce jeune peintre dans la Vienne bourgeoise de la Belle Epoque, en butte à  la liberté revendiquée au nom de l’art par Schiele, qui s’avère autrement plus provocateur que Gustav Klimt et Oskar Kokoschka figures de ce XXème siècle débutant à Vienne.

-Le génie est inévitablement incompris : « Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, écrit Jonathan Swift, on peut le reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui. » Les scientifiques en ont aussi payé le prix. Semmelweiss, à qui L.F. Céline consacra sa thèse de médecine en 1924, était ce médecin hongrois incompris de ses collègues viennois et qui en perdit la raison. Louis Pasteur eut à affronter des opposants véhéments, y compris au sein de l’académie de médecine, avant d’être reconnu et sacralisé. Il n’empêche que des mouvements hostiles aux vaccinations multiplient depuis des libelles indignes jugeant les expérimentations de Pasteur contestables et l’accusant même d’imposteur et de plagiaire.18

Génie et folie.

Dans l’Eloge de la folie, inspiré du satirique grec Lucien et écrit en 1509 en une semaine et en latin chez son ami Tomas More, Erasme19 se livre non à un aimable badinage, comme il le prétend, mais à une satire vigoureuse de ceux qui, sous couvert de sagesse et de raison, dévoient les textes canoniques au gré de leurs intérêts particuliers, théologiens, moines, évêques et papes. Dans cette contestation séditieuse et pour cela mise à l’index en 1557, Erasme dégage trois acceptions différentes de la folie, dont la folie créatrice, à laquelle il donne un sens positif dans sa relation avec le plaisir, la passion ou l’illusion sans lesquels la vie et le bonheur ne seraient pas accessibles. »

Toutefois, il convient de distinguer des degrés dans la pathologie mentale des  « border lines », et addictifs aux drogues tels Baudelaire et Jean Cocteau, aux vrais délires hallucinatoires et à la psychose maniaco-dépressive, dite aujourd’hui bipolaire qui a frappé tant d’artistes. Charles Gounod, dont les crises d’excitation maniaque obligeaient Antoine Blanche de courir le chercher avec la camisole de force, seul recours avant la chlorpromazine ou largactil, neuroleptique du groupe des phénothiazines arrivé en 1952 et premier médicament antipsychotique. Gérard de Nerval, autre pensionnaire de la maison de santé Blanche à Passy, écrivit, à la demande de son médecin Aurélia comme une cure analytique, mais lors d’un de ses accès mélancoliques, le 26 janvier 1855, alors qu’il gelait à Paris, il gageait son manteau au Mont de Piété, puis se pendait rue de le Vielle Lanterne.

Le nombre de suicides chez les écrivains et artistes est le témoin de la fréquence des accès mélancoliques accompagnant le génie.  Vincent van Gogh bien sûr, mais aussi Nicolas de Staël pourtant au faîte de son génie pictural, Bernard Buffet, les peintres américains Marc Rothko, Jackson Pollock, Jean-Michel Basquiat et chez les écrivains Montherlant, Romain Gary, Hemingway, Mishima, Cesare Pavese, Virginia Woolf. Quant à Stephan Zweig, ce merveilleux écrivain viennois, si bien traduit et citoyen du monde, il fut contraint de s’expatrier de Salzbourg à Pétropolis au Brésil pour fuir le régime nazi ; d’un naturel dépressif, quand il apprit l’invasion de Singapour par les Japonais, il crut à la fin du monde et décida d’en finir par un suicide conjugal. Double suicide qui rappelle celui de Max Linder pourtant au sommet de sa gloire à Hollywood et celui  du romantique poète et dramaturge allemand Heinrich von Kleist, qui se donna la mort à 34 ans en compagnie d’une jeune femme. Le philosophe Gilles Deleuze s’est suicidé parce que sa bronchopathie tabagique, en l’asphyxiant, lui rendait la vie impossible. Quant au compositeur russe Tchaikovski, il y fut poussé en raison de son homosexualité, car il s’intéressait de trop près au neveu du tsar. N’oublions pas les immenses stars  Marylin Monroe et Romy Schneider qui mirent fin à leur vie dans un accès récurrent de dépression.

Parmi ceux qui tentèrent de se suicider figurent Nietzsche qui sombra dans la folie, Maupassant, qui finit dans la démence syphilitique chez Blanche. Le thème du suicide est également fréquent en littérature ; Goethe et les souffrances du jeune Werther, Cocteau dans Les Enfants terribles, Flaubert et Madame Bovary  ainsi que  Le triomphe de la mort de Gabriele d’Annunzio.

Avant eux, dans un roman oriental comme les aimait l’auteur des Lettres Persanes, Arsace et Isménie, écrit vers 1730 et publié après sa mort, Montesquieu en avait réécrit la fin, car le suicide, de son temps, était condamné par l’Eglise.

A l’opposé des accès mélancoliques caractérisés par l’autodépréciation et le dégoût de la vie menant souvent au suicide, en l’absence de traitement efficace par les psychotropes actuels, la psychose circulaire connait des accès maniaques où la surexcitation joue un rôle d’accélération dans le processus créateur en augmentant la vivacité intellectuelle et la capacité de travail, tout en diminuant le besoin de sommeil. Il nait ainsi des œuvres considérables, quand on consulte le catalogue de Léonard de Vinci, Vivaldi, Mozart, Hugo Wolf compositeur autrichien d’origine slovène, Balzac, Victor Hugo. George Simenon fut, sans conteste, l’auteur le plus fécond, parce que le plus rapide à concevoir et à réaliser, mais son instabilité le fit changer trente-trois fois de domicile. Paul Valéry couvrit vingt-neuf-mille pages de ses Cahiers, exercice quotidien auquel se livrait Monsieur Teste pour lutter contre une dépression récurrente. Goethe (1749-1832) connut des cycles maniaco-dépressifs, avec des phases d’exaltation suivies de périodes suicidaires pendant sa jeunesse dont il reconnait le caractère pathologique. Le philosophe Maine-de-Biran analyse dans son Journal, jour après jour, les variations de son humeur en relation avec les productions de l’esprit. Le cas du dramaturge norvégien Ibsen est intéressant, car il prouve les relations de l’humeur avec le climat. Déprimé à trente ans en 1858 et pensant au suicide, il part pour vingt ans en Italie et y écrit ses chefs d’œuvre, mais quand il revient dans le nord de l’Europe la source se tarit. Au Cap Nord, à partir du 14 juillet, chaque jour perd 15 minutes d’ensoleillement, ce qui fait réaliser la rapidité avec laquelle revient la nuit boréale, dont on sait qu’elle accentue la fréquence des suicides. Un autre artiste norvégien et non des moindres Edward Munch (1863-1944), marqué précocement par les ravages de la tuberculose chez ses proches, traduira dans ses toiles expressionnistes, dont le fameux « Cri », sa révolte pour lutter contre l’angoisse et la dépression qui l’ont miné.

Le caractère familial de la psychose bipolaire est évident chez nombre de génies, comme cela a été démontré dans plusieurs études, à propos des familles de Virginia Woolf, Robert Schumann, Byron, Hemingway, Van Gogh et bien d’autres. Le cas dramatique de Camille Claudel est hautement emblématique du couple formé par le génie et la création. Celui d’Antonin Artaud est largement évoqué dans ce colloque. Le grand poète allemand Friedrich Hölderlin (1770-1843) de la seconde moitié du XVIIIème siècle, qui vint comme précepteur à Bordeaux où il écrivit un poème sur la blonde Garonne, fut interné et passa ses trente-six dernières années dans une tour à Tübingen, où il écrivit ses poèmes sur la folie.

Pour clore cette abondante série de créateurs affligés de troubles de l’humeur, ou en proie à la maladie mentale, je prendrai l’exemple de Beethoven, des deux romanciers du XXème siècle les plus traduits dans le monde : Céline et Proust, enfin celui de Pasteur.

Ludwig van Beethoven condense à lui seul toutes les composantes du génie créateur : la certitude de sa mission, la force du travail pour vaincre les obstacles et l’incompréhension devant la nouveauté de son langage musical. Issu d’une lignée de cultivateurs malinois (beeth : betterave et hoven : jardin) ayant migré à Bonn, où les trois générations qui le précédèrent devinrent musiciens à la cour du prince évêque Électeur. Ludwig fut mis au piano et à l’orgue à quatre ans par un père brutal et alcoolique pour en faire un prodige à l’instar de Mozart. À dix-sept ans, sa mère mourant de phtisie lui confie ses frères et sœurs. Plus tard, il aura la tutelle de son neveu Karl, source de déboires avec la justice et la mère. Ses difficultés relationnelles dues à ses sautes d’humeur et à la surdité ont été amplement commentées par ses biographes d’Emile Ludwig à Romain Rolland. Beethoven est l’exemple de l’identification héroïque du créateur, selon le psychanalyste Didier Anzieu.20

Le livre du médecin-hématologiste de Louvain Jean-Louis Michaux sur Beethoven montre combien le compositeur a été un grand malade, souffrant de douleurs abdominales, d’asthénie et de mélancolie au point de demander dans le fameux testament d’Heiligenstadt écrit en 1802 à l’Immortelle bien-aimée et découvert après sa mort de chercher la cause de son mal. Avant de le découvrir et probablement parce qu’il en avait exprimé la demande oralement, l’autopsie a été faite à son domicile.

Parmi les diagnostics proposés, celui d’hémochromatose est le plus vraisemblable en raison de sa mélanodermie associée à une cirrhose21-. Sans la maladie qui fut son lot quotidien, Beethoven aurait-il exprimé la richesse de ses dons ?  Accablé, mais indomptable, il nous a transmis sa force et sa foi dans l’avenir dans le chœur final de la IXème symphonie, message de joie inspiré du poème de Schiller et devenu l’hymne européen.

  • 20- Didier Anzieu, sous la direction de. Psychanalyse du génie créateur. « L’identification héroïque du créateur »  Dunod, 1974.
  • 21- Jean-Louis Michaux. Ludwig van Beethoven. Le génie et la maladie. Ed. Fiacre. Meaux, 2015.

Le même médecin, Jean-Louis Michaux a étudié la leucémie myéloïde chronique, qui emporta Bela Bartok, lequel, malgré sa faiblesse et son extrême maigreur,  eut la force incroyable d’écrire son Concerto pour orchestre, qui est un monument de puissance musicale22.

Louis Ferdinand Destouches (Courbevoie 1894-Meudon 1961) « écri-vain », comme il le disait par dérision, consacra sa thèse de médecine en 1924 à Philippe Ignace Semmelseiss, ce médecin-accoucheur hongrois, qui avait fait le lien entre la meurtrière infection puerpérale et l’absence d’antisepsie, un simple lavage des mains. L’incompréhension de ses collègues viennois lui fit perdre la raison. Céline se vécut lui aussi en persécuté.

Ses lettres à Henri Mondor23 qui lui avait apporté son aide pour le faire amnistier, puis publier à la Pléiade, témoignent de son délire paranoïde : « Les Furies sont après moi, déchiquètent, pèlent, toastent. Et de remercier le grand savant couvert de gloire repêchant du gibet le minable pustuleux poëtasseux confrère » on croirait entendre François Villon. Céline reconnaissait avoir « mis sa tare dans ses livres ». Nul doute que, s’il se vécut en écrivain maudit, paranoïaque, proche du délire de persécution, l’écriture le sauva de la démence.

Marcel Proust dès son enfance a été victime de crises d’asthme redoutables par la suffocation qu’elles entraînent. Fils du professeur d’hygiène Adrien Proust et frère du chirurgien Robert Proust, Marcel fut examiné par les collègues de son père qui ne comprenaient rien à sa maladie, l’allergie étant inconnue à l’époque. Marcel ne se prive pas de faire le portrait au vitriol de ces mandarins qui ne voyaient en lui que les signes d’un nervosisme, d’une neurasthénie, prenant les conséquences du mal pour la cause. Comme l’a bien montré dans son livre24 le professeur François-Bernard Michel, spécialiste à Montpellier des maladies respiratoires et expert de l’œuvre de Proust, celui-ci est devenu son propre médecin devant l’incurie des sommités. Moins fou que ceux qui insinuaient qu’il l’était, il décida d’être son propre médecin en  se livrant à l’automédication comprenant hydrate de chloral, bromure de potassium, extraits de jusquiame et de chanvre indien, fumigations et injections d’huile camphrée.

Quand il hérita de sa tante Léonie, Proust s’installa boulevard Haussmann dans une chambre capitonnée de lège, où il vécut comme un reclus pour se délivrer de La Recherche, où la mémoire involontaire, qui fait revivre des souvenirs que l’on croyait perdus, devient un nouveau ressort de la littérature.

De 1906 à 1922, il écrit son livre comme un forcené jusqu’à ce qu’une crise d’asthme surinfecté l’emporte à 51 ans en 1922. La maladie a forgé sa sensibilité, sa compréhension de l’âme humaine et l’écriture fut sa meilleure catharsis. Kierkegaard l’a formulé ainsi : « C’est bien la maladie qui fut l’ultime fond de toute poussée créatrice ; en créant je pouvais guérir ; en créant je trouvai la santé. »

22-Jean-Louis Michaud ; Solitude Bartok. Une leucémie cachée. L’âge d’homme. Lausanne, 2003

Chez les malades mentaux, sont connues aussi depuis plusieurs décennies leur capacité de création assimilable à l’art brut et la valeur curatrice de l’art-thérapie25.

Les grands mystiques ont une place à part en étant fondateurs de religion et meneurs d’hommes, Bouddah, Confucius, Jésus, Mahomet. Un délire mystique hallucinatoire n’est pas rare au début de la schizophrénie, qui est une grave psychose juvénile. Par contre, la folie mystique, ce « sentiment exacerbé du divin » a été source de création littéraire. Jean de la Croix (1542-1591) et Thérèse d’Avila (1515-1582) ont échangé pour réformer le Carmel ; tous deux ont été reconnus saints et docteurs de l’Eglise par leurs écrits. Je ne développe pas davantage ce chapitre, qui ne m’est pas particulièrement familier.

En conclusion

Si des facteurs d’ordre psycho-pathologique sont communs aux êtres d’exception que l’on qualifie de génies, chez lesquels les phases d’exaltation créatrice alternent avec les dépressions, il serait vain de vouloir expliquer, y compris par la psychanalyse, ce qui tient du miracle. Comment devient-on romancier, musicien, peintre, linguiste comme Champollion qui rêvait en copte, ou mathématicien comme Einstein ?

Le génie est un voyant, pour Voltaire, quand les autres sont dans l’obscurité. Pour Diderot, c’est, de même, une sorte d’esprit prophétique. L’Art, pour Artaud, « doit s’emparer des préoccupations particulières et les hausser au niveau d’une émotion capable de dominer le temps. L’artiste a cette fonction de sauvegarde qu’il exerce au profit du bien collectif. »

Bien que le rapport de l’homme au temps soit pathétique par la vaine résistance qu’il lui oppose, l’appel d’André Malraux pour sauver les monuments de Haute-Egypte résonne encore de cette finalité de l’art : « Car il n’est qu’un acte sur lequel ne prévale ni la négligence des constellations, ni le murmure éternel des fleuves,  c’est l’acte par lequel l’homme arrache quelque chose à la mort 26.

Ainsi est définie la mission du génie créateur : «  Entre les forces de dissociation et l’équilibre, le génie créateur est un symptôme de l’humanité. C’est par lui qu’elle construit son histoire, qu’elle innove et se transforme.27

Pr J. Battin

Membre de l’académie nationale de médecine

Président 2018 de l’académie nationale des sciences, Belles-lettres et arts de Bordeaux, vice président de la société française d’histoire de la médecine

Docteur en histoire de l’art

  • 23-Louis Ferdinand Céline. Lettres à Henri Mondor. NRF, Gallimard, 2013.
  • 24- François-Bernard Michel. Le professeur Marcel Proust, NRF, Gallimard, 201
  • 25-Laure Vannier. Des cabinets de curiosités aux neurosciences. Les écrits des psychiatres sur la créativité artistique des malades mentaux. Thèse de doctorat en médecine. Université Paris XI, 18-11-2015.
  • 26-André Malraux. Oraisons funèbres, Gallimard, 1971, p.60.
  • 27-Philippe Brenot. Le génie et la folie. Odile Jacob, Paris, 2011, p.209.

 

  • 1 -Lecture aux Rencontres équinoxiales, sur le thème : « le sommeil de la raison engendre-t-il des monstres ? Formes et usages de la folie contemporaine.» Talence, 20-21 septembre 2017.
  • 2 – Fabrice Roussel. Le concept de mélancolie chez Aristote. Wikipedia.
  • 3 -L’acédie est le péché capital pour un religieux, l’abandon des exercices spirituels, la torpeur intellectuelle qui ouvre l’âme aux pensées malsaines.
  • 4-Georges Minois. Histoire du mal de vivre,  de la mélancolie à la dépression. Paris La Martinière, 2003.
  • 5 –Jean Clair. Mélancolie, génie et folie en Occident. Galeries nationales du Grand Palais, Paris, RMN, Gallimard, catalogue, 2005.
  • 6- Xavier Pommereau.Dictionnaire de la folie, les mille et un mots de la déraison. Paris, Albin Michel, 1995.
  • 7 -Michel Foucault. Histoire de la folie à l’âge classique. Gallimard, 1972.
  • 8- Claude Quétel. Histoire de la folie de l’Antiquité à nos jours. Paris, Tallandier, 2009.
  • 11- Fabrice Luchini. Comédie française. Ça  a débuté comme ça. J’ai lu, Flammarion,Paris, 2016.p.189.
  • 12-Yvon Le Floc’h. Lean-Marie Martin peintre fabuliste. La création d’un monde. editions@ateliergalerie.com, 62120, Aire-sur-la- Lys, 2017,154 pages illustrées, p.4.
  • 13-ibid.p.4.
  • 14 -Francis Galton. Hereditary Talent and Character. Mac Millan Magazine, Londres, 1865.
  • 15-Didier Anzieu  sous la direction. Psychanalyse du génie créateur. Dunod, Paris, 1974.
  • 16-M. Besdine. « Complexe de Jocaste, maternage et génie, in Didier Anzieu, 1974, 168-208.
  • 17-Jean-Louis Gaillemin. Egon Schiele écorché narcissique. Gallimard, Découvertes, 2005.
  • 18 -Jean- Pierre Brunet. La rage envers Pasteur. De la sanctification à la diabolisation ? Editions Graine d’auteur, Besançon, 2017.
  • 19- Erasme de Rotterdam.Eloge de la folie, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1992.

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